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Hugo Micheron: «La menace djihadiste concerne toute l’Europe de l’Ouest»

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Le chercheur français estime que la plupart des pays occidentaux font preuve d’aveuglement face à la menace du phénomène djihadiste, et plus largement islamiste.Hugo Micheron, 31 ans, enseigne à l’Ecole normale supérieure de Paris dans le cadre de la chaire d’excellence Moyen-Orient Méditerranée. Il est l’auteur de Jiihadisme français. Quartiers, Syrie, prisons, publié en janvier 2020 chez Gallimard : durant plusieurs années, il a enquêté dans les quartiers (en France comme en Belgique), au Levant ainsi que dans les prisons. Il ne se revendique d’aucune chapelle parmi les islamologues. Il préfère mettre en avant son étude empirique du terrain.

Après la décapitation de Samuel Paty, la France a de nouveau été visée par les islamistes à Nice. Pourtant pour vous, plus que notre Nation, c’est toute l’Europe de l’Ouest qui est désormais menacée par l’islam radical. Pourquoi faites-vous cette analyse ? En quoi ces attentats s’inscrivent-ils dans une nouvelle géopolitique mondiale ?

Le djihadisme se construit dans des territoires, dans une géographie, et dans le temps. Il faut considérer qu’il y a une histoire du djihadisme à l’échelle de l’Europe du Nord-Ouest. Celle-ci s’était révélée avec l’avènement de Daesh en 2014, puisque nous avions vu à ce moment-là 5.000 Européens (pour 90 % d’entre eux concentrés dans quelques pays d’Europe du Nord-Ouest) partir vers la Syrie ou l’Irak. Il fallait comprendre à cette époque – et cela n’était pas chose aisée – que ces mouvements de convergence de combattants européens vers la Syrie et l’Irak étaient révélés par l’Etat islamique, mais non créés par celui-ci. La dynamique islamiste précédait Daesh. Et depuis que Daesh a été détruit sous sa forme territoriale en Syrie et en Irak, ces dynamiques n’ont pas disparu. Elles ont même en partie été réimportées en Europe, notamment à travers l’incarcération des djihadistes. De fait, nous sommes entrés dans une nouvelle séquence du djihadisme, qui se pense dans « l’après Daesh » et qui se pense aussi en Europe à travers ces individus. Ce qu’il faut comprendre, c’est que la séquence actuelle est, du point de vue djihadiste, une séquence de faiblesse. La mouvance est retournée dans une phase de structuration à bas bruit où elle cherche à se rendre moins visible. C’est ce qu’il se passe notamment dans les autres pays européens : Grande-Bretagne, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Suisse, etc.

En ce qui concerne la France, nous sommes en ce moment dans un autre cycle, notamment parce que le procès Charlie Hebdo a réveillé les réseaux djihadistes comme Al Qaida. La France essaie de juger les complices, car les pouvoirs publics prennent conscience que les attentats ne concernent pas seulement des gens qui passent à l’acte, mais bien des individus qui arment, qui cachent, qui aident ces derniers. Après les attentats de 2005 à Londres, l’Angleterre n’avait pas réussi à faire un procès des complices. La raison était simple : personne dans les entourages des tueurs à Beeston Hill, à Leeds, n’avait donné la moindre information à la police. L’enquête n’avait donc pas pu déboucher sur un procès. En France, un procès historique a lieu, et c’est bien ce qui agace les djihadistes et leurs sympathisants.

Dans cette dynamique, quel est le rôle joué par Erdogan ?

La Turquie a des relais parmi les islamistes vivant en France et s’en sert comme de leviers de pression interne. Ils lui permettent, par leurs discours, d’inverser certaines logiques. Une semaine après la décapitation de Samuel Paty, une campagne de dénigrement orchestrée par la Turquie vise par exemple à inverser le rapport de coupable et de victime en insinuant la présence d’un racisme systémique en France qui expliquerait le passage à l’acte djihadiste… C’est un contre-feu international. Après les attentats de 2015, comme après les attentats du 13 novembre, les réseaux proches des Frères musulmans, ainsi que certains relais dans le débat public plus ou moins conscients de ces enjeux, avaient déjà développé ce type de discours : « Regardez, la France est islamophobe et met en place l’Etat d’urgence », urgence présentée alors comme une « arme » tournée contre « les musulmans ». Après les attentats de Nice en 2016, l’affaire du burkini avait également été instrumentalisée selon la même logique. Après la décapitation de Samuel Paty, la question portera sur le droit au blasphème et sur la responsabilité de Charlie Hebdo.

Nous constatons qu’il y a des contre-feux médiatiques qui sont allumés après chaque attentat majeur. Ils visent à déclencher des polémiques et empêcher le débat public d’avoir lieu autour des causes du djihadisme – et non ses conséquences, c’est-à-dire les attentats. Cela a été particulièrement visible après l’assassinat de Samuel Paty, une séquence dans laquelle le modèle républicain et la laïcité ont été incriminés à l’étranger, notamment en Turquie, donnant une ampleur internationale et suscitant une campagne de dénigrement dans le monde musulman. Ce type de logique rejoue en grand des dynamiques déjà observées à l’occasion des affaires des premières caricatures au Danemark en 2005 ou, avant cela, de Salman Rushdie en 1989, à la différence que, désormais, l’incrimination vise un pays tout entier et un principe fondamental de la vie démocratique : la liberté d’expression.

Les autres pays d’Europe de l’Ouest ont-ils aujourd’hui conscience des enjeux et de l’ampleur de la menace ?

En réalité, il y a une erreur qui est faite en Europe de manière générale, c’est que nous oublions très vite le djihadisme. Nous n’arrivons pas à penser le djihadisme entre deux attentats, à comprendre le lien entre des militants djihadistes actifs et un amont plutôt composé d’un islamisme porté par les Frères musulmans ou les salafistes qui, intellectuellement, valide un certain nombre de ruptures avec la société. Les dynamiques en France sont extrêmement visibles et ne peuvent plus être niées du fait des attentats à répétition.

Mais les autres pays ont tendance à penser que c’est une singularité française. C’est une deuxième erreur : le foyer djihadiste originel en Europe, dans les années 1990, avait pris forme au cœur de la capitale britannique, dans ce qui était alors désigné comme le « Londonistan », et était composé d’anciens idéologues du djihad en Afghanistan. Des environnements identiques se sont structurés ailleurs en Europe, comme cela a été le cas en Belgique, à Molenbeek, mais aussi en Allemagne, au Danemark, bien qu’à plus petites échelles. Les Européens doivent prendre conscience que ce qui se joue en France est semblable à ce qui se joue chez eux. Si la France semble particulièrement subir ces dynamiques en ce moment, c’est parce que nous avons peu ou mal pensé ces enjeux lors des vingt dernières années. En rendant visible ces dynamiques, Daesh nous a permis de comprendre la réalité et la profondeur du djihadisme européen. Désormais, nous réagissons, avec retard certes, mais nous réagissons et prenons conscience des enjeux, qui se pensent à l’échelle de la décennie qui s’ouvre et du continent européen.

Dans une récente tribune cosignée par Bernard Haykel, vous dénonciez une cécité américaine face au phénomène djihadiste. Les Anglo-Saxons remettent souvent en cause le modèle laïque et républicain français. Les modèles multiculturalistes ou communautaristes vous semblent-ils plus efficaces pour lutter contre l’islamisme ?

Obsédée en ce moment par les élections, la presse américaine projette son débat interne sur la situation française. Dans les médias conservateurs, nous observons une lecture binaire et antagoniste qui assimile islam et djihadisme. Mais de l’autre, nous avons une presse influente et « progressiste », incarnée notamment par le New York Times et le Washington Post, qui semble avoir bien du mal à penser la question djihadiste – ce qualificatif n’apparaît jamais dans les articles couvrant ces attaques ! Par une inversion des choses, la responsabilité de la violence est imputée non pas aux islamistes mais au modèle républicain français, ce qui résonne avec la vulgate popularisée par la Turquie d’Erdogan ou la Tchétchénie de Kadyrov.

Cette lecture ne perçoit ni la dimension européenne du djihadisme, ni sa dimension militante, ni ses liens avec l’islamisme. Le fait que la géographie du djihadisme européen, par exemple, ne recoupe aucunement la carte des zones marginalisées économiquement et socialement leur échappe. Comment expliquer que les départs pour la Syrie depuis la Belgique se soient produits à Bruxelles et en Flandre, et non en Wallonie, région la plus pauvre ? Qu’il y ait eu plus de djihadistes à Lunel dans l’Hérault que dans tous les quartiers nord de Marseille ? Cela ne peut se comprendre si on applique uniquement une grille d’analyse socio-économique. Elle doit être prise en compte, mais réduire le djihadisme à celle-ci est soit une erreur de jugement qu’il faut pouvoir corriger par le recours aux faits, soit une lecture idéologique d’un enjeu considérable pour les équilibres politiques des démocraties européennes.

Paradoxalement, le modèle français est critiqué, or c’est un modèle qui est résistant. Nous avons ici un abandon de la défense de la liberté d’expression par une partie des libéraux américains qui en ont longtemps été les porte-étendards. Sous prétexte d’œuvrer à plus de justice sociale, ils n’arrivent pas à penser le djihadisme et rendre compte de ces enjeux qui mettent la France en danger.

Dans ce contexte d’incompréhension du modèle républicain français par les Etats-Unis et par les pays arabes, est-ce que l’initiative de Macron d’un entretien auprès du média Al-Jazeera vous semble intéressante, ou est-ce qu’elle peut être interprétée comme un acte de contrition ?

Cette interview prolonge une série d’initiatives de tweets en arabe que le président a mis en place dans sa communication, et qui a été relayée par le Quai d’Orsay. Je crois que cet enjeu est moins compris en France. Pourtant, il est déterminant de porter la réplique dans cette langue à travers un média influent dans le monde arabe.

Le choix de la chaîne Al-Jazeera en tant que telle peut être débattu, mais c’est une affaire de choix politique qui a sa logique. C’est une chaîne qatarienne, et l’émirat entretient un rapport de proximité politique avec la Turquie dans la période actuelle. Fallait-il s’adresser à cette chaîne pour essayer d’apaiser les tensions ? L’alternative, qui n’est pas forcément meilleure, aurait sans doute été de choisir la chaîne rivale saoudienne Al-Arabiyya, qui aurait fait passer un message de fermeté. Tout ceci est de l’ordre des choix politiques et de la communication en temps de crise.

Sur le fond, il était important que la diplomatie française puisse se positionner dans un débat qui se pense aussi en arabe et qui était pénétré par des propos enflammés et souvent mensongers qui ne souffraient d’aucune contradiction ni éclaircissement. Il faut aussi le faire en anglais, parce que, par rapport aux derniers éléments que j’ai évoqués plus haut, nous nous rendons compte que cette incompréhension du modèle français et du djihadisme de manière générale n’est pas uniquement liée à de l’instrumentalisation politique, mais aussi à une ignorance du monde anglo-saxon vis-à-vis des dynamiques en cours en Europe. Le travail de pédagogie vise aussi à toucher les gens de bonne foi. C’est important politiquement.

Cet effort de pédagogie permet aussi de ne pas avoir l’air de s’arc-bouter sur nos principes au point d’en devenir incapables de les expliquer à l’extérieur de nos frontières. Autant être clair : ce qui se joue en France aujourd’hui aura des répercussions sur les équilibres politiques en Europe et ailleurs dans la zone euro-méditerranéenne.

Selon vous, après la chute de l’Etat Islamique, le mouvement djihadiste mondial serait en pleine reconfiguration. Est-ce que vous pourriez nous en dire plus ?

Les idéologues djihadistes ont une temporalité de l’action – qu’ils ont d’ailleurs empruntée aux penseurs des Frères musulmans égyptiens, les frères Sayyed et Mohammed Qotb – qui est divisée en deux. Il y a la phase de faiblesse, qui repose sur l’éducation, l’endoctrinement et la constitution des réseaux, puis la phase de force, qui est la phase d’offensive et d’action. Sous Daesh, les djihadistes se sont crus en période de force et ils ont été défaits, ce qui a conduit de nombreux sympathisants français à considérer que Daesh s’était précipité dans les attentats. Daesh aurait, selon eux, fait les choses trop tôt, car les djihadistes n’étaient pas encore suffisamment forts au Levant. Selon cette logique, ils cherchent désormais à attendre la prochaine opportunité pour agir de façon plus forte. C’est une nouvelle configuration. Voilà pourquoi l’enjeu sur la décennie à venir est de saisir les mutations en cours dans la mouvance djihadiste. Il ne faut donc pas réduire le djihadisme aux attentats.

Nous devrions d’ailleurs évoquer ce qui se passe en prison, qui est un véritable enjeu pour la suite. Il y a une vraie question autour de la sortie dans les cinq prochaines années de dizaines et de dizaines de djihadistes. Car les reconfigurations précitées se déroulent certes en Syrie, mais aussi dans les prisons. Il faut s’intéresser à ce qui se passe dans ces terrains afin de ne pas perdre à nouveau le retard qui a été en partie rattrapé, du fait de la très grande visibilité qu’avait prise le djihadisme durant la campagne d’attentats de Daesh en Europe entre 2014 et 2017. Sans cela, nous risquons de nous trouver dépourvus dans les prochaines décennies face aux nouvelles mues du djihadisme.

L’enjeu du djihadisme n’est donc pas que sécuritaire, il est aussi intellectuel et sociétal, et il est nécessaire de saisir ces dynamiques propres pour reprendre le contrôle sur ces évolutions en France et en Europe. Malgré les difficultés du moment, la réflexion générale dans le débat public a évolué dans le sens d’une meilleure compréhension de ces enjeux en France, d’une sortie du déni, et cet effort doit être prolongé et adopté par la société civile, ce qui est sans doute un bon antidote à terme. Il est important de s’en saisir dès maintenant, précisément parce que la période est plutôt à une mutation interne qu’à l’affirmation d’une nouvelle forme de djihadisme.

Les récents attentats en France, en particulier celui de Samuel Paty, préfigurent-ils un djihadisme de 4e génération ?

Je ne suis pas certain. Dans la « phase de faiblesse », le gros de la mouvance des djihadistes militants à tendance à considérer qu’il ne faut pas être trop visible, ce qui les pousse à ne pas multiplier les attentats. Ils s’en réjouissent bien sûr quand ils se produisent, mais ils appellent surtout à se reconfigurer plutôt que de passer à l’acte. A l’heure actuelle, les individus qui passent à l’acte sont plutôt des gens qui sont idéologiquement proches de cette mouvance mais qui sont en marge des membres actifs. Cela correspond à tous les profils des responsables des derniers attentats en France ou en Grande-Bretagne depuis deux ans. A ces profils, souvent jeunes par ailleurs, s’ajoutent aussi ceux d’individus extrêmement idéologisés, qui refusent la défaite de Daesh au Levant et cherchent à perpétuer des attaques. Ces deux types de profils ne sont pas dans les logiques de réflexion à moyen terme et de reconfiguration que j’évoquais plus haut. Ils ont saisi le mode opératoire de Daesh, mais ils ne sont pas forcément représentatifs du gros de la mouvance française. Je ne pense pas que nous soyons face à l’avènement d’un djihadisme de nouvelle génération, mais plutôt face à l’expression de ce djihadisme qui apparaît à marée basse. Il était à marée haute au moment de l’apogée de Daesh en Syrie en 2015, moins visible car fondu dans la « masse ».

De fait, ces attentats sont problématiques, car ils se produisent dans un moment de mutation qui devrait être synonyme d’accalmie relative. Si le contexte bien particulier lié au procès des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher l’explique en partie, le fait qu’ils aient lieu est bien un indicateur du fait que le territoire idéologique du djihadisme en Europe est loin d’être détruit, contrairement au territoire physique de Daesh au Levant. L’enjeu est de savoir comment réduire ce territoire idéologique dans la décennie qui s’ouvre. Ainsi, ces attentats ne sont pas tant un nouveau type de djihadisme qu’un djihadisme qui ressemble à celui que nous avons connu entre 2005 et 2013 en Europe, c’est-à-dire entre la fin d’Al Qaida en Irak et le début de Daesh en Syrie. J’y vois ainsi plus de continuité qu’une rupture avec notre djihadisme d’aujourd’hui. La rupture se situe dans le nombre, et c’est pour cela que nous n’avons pas d’autres choix hormis celui d’agir, et à l’échelle européenne.

Par Alexandre Devecchio (Le Figaro)

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