Le « Monsieur antiterrorisme » de l’Union européenne analyse la dernière vague d’attentats commis en France et en Autriche. « On voit bien l’intention de Daesh, mais aussi de certains Etats, de tendre les communautés », constate Gilles de Kerchove.
illes de Kerchove, coordinateur antiterroriste de l’UE depuis 13 années, a travaillé ardemment ces derniers jours pour rapprocher les points de vue des ministres de l’Intérieur européens. Cela a accouché ce vendredi à une déclaration commune réaffirmant la volonté des Etats membres de contre-attaquer l’islamisme radical ensemble (lire par ailleurs), dans un contexte de recrudescence des attaques. Trois attentats depuis septembre en France, une attaque à Vienne en Autriche… Ce vendredi marquait aussi le cinquième anniversaire des attentats de Paris.
Le 13 novembre 2015, Paris était frappée par un commando terroriste surarmé et préparé ; ces dernières semaines, trois individus différents ont attaqué la France à l’aide d’armes blanches. Est-ce que cela dit tout de l’évolution du terrorisme depuis 5 ans ?
D’une certaine manière oui, dans la mesure où nos services de renseignement estiment qu’en l’état actuel (mais cela pourrait changer) Daesh n’est plus en capacité de projeter des attentats. Il en a certes toujours la volonté et on sait que l’organisation est résiliente et pourrait se redévelopper si nous n’étions pas attentifs (notamment en certains endroits d’Afrique). Ce que montrent les derniers attentats, c’est que le terrorisme est devenu plus endogène. Certes, le Tunisien qui a frappé à Nice semble être venu en France précisément pour frapper, mais la plupart des autres étaient des acteurs isolés. Je ne dis pas « loups solitaires » car souvent ils évoluent dans un écosystème. Ces acteurs isolés sont inspirés par l’idéologie islamiste extrémiste, où internet ou la prison jouent un rôle, ils utilisent des moyens assez peu sophistiqués. Il y avait une kalachnikov à Vienne, mais le plus souvent c’est le couteau ou la voiture bélier. Des acteurs qui ont souvent eu une rupture de vie, une grave crise psychologique. Certains sont des frustrés du djihad, comme l’assaillant de Vienne qui avait tenté de rejoindre le « califat » syrien et a été condamné pour cela. D’autres sortent de prison. Ce qui me frappe dans les derniers cas, c’est souvent une assez grande ferveur religieuse. Il n’est pas impossible que la republication des caricatures ait eu un rôle à cet égard.
Cette republication des caricatures par Charlie Hebdo, est-ce plutôt un prétexte pour les organisations terroristes ou un prétexte d’attaquer pour ces « acteurs isolés » ?
Je n’ai pas le détail des dossiers, donc c’est un peu tôt pour se prononcer là-dessus. Évidemment que Daesh et Al-Qaïda cherchent à attiser, c’est clair. Mais je pense que l’aspect « ferveur religieuse » est un aspect qui me paraît intéressant dans les derniers cas. [Le politologue français] Gilles Kepel parle de « terrorisme d’atmosphère », l’ancien juge antiterroriste Marc Trévidic parle de « terrorisme émotionnel ». C’est certainement un élément pour comprendre l’attaque devant les anciens locaux de Charlie Hebdo ou la décapitation de Samuel Paty. On sait qu’il y a eu des contacts entre le Tchétchène qui a assassiné le professeur et d’autres Tchétchènes à Idlib (Syrie), mais il ne semble pas qu’il ait été téléguidé.
Depuis 2015 les services antiterroristes ont appris à mieux se parler. Mais on a appris postérieurement à l’attentat de Vienne que l’Autriche disposait d’informations venant des services de renseignement slovaques sur le futur assaillant. Cela n’a pas empêché l’attentat. Une faille ?
Si l’on devait définir le risque en Europe, je dirais que c’est une combinaison de menaces et de vulnérabilités. La menace reste élevée, on le voit ; en revanche, surtout depuis 2015, nous avons considérablement réduit notre vulnérabilité. Les progrès accomplis sont spectaculaires. À tous points de vue : sur la coopération entre services de renseignement, les magistrats, les polices, sur la mobilisation des outils européens… Il faut continuer. Chaque fois faire évoluer le dispositif en fonction de la menace. Sur votre question, ce n’est pas à moi à y répondre car je ne dispose ni des éléments ni de la légitimité pour accorder les bons ou mauvais points. Mais si je reprends un aspect très positif de la question, il montre que le système a fonctionné, puisque l’information a circulé. Les services slovaques étaient extrêmement attentifs et ont partagé l’information. Maintenant, qu’une information ne soit pas suivie d’effets, cela fait partie de la vie… Il y aura certainement une enquête et nous verrons bien où sont les responsabilités.
Vous espérez qu’un projet de règlement passe au Parlement européen pour donner une plus grande latitude aux autorités contre la propagande en ligne. Pourquoi ça bloque ?
Il existe une préoccupation de certains parlementaires liée à la liberté d’expression. La crainte que, lorsqu’une autorité compétente d’un Etat membre enverrait une injonction de retrait d’un contenu en ligne (exemple : la Belgique qui demanderait à Facebook situé en Irlande de retirer un contenu), cela puisse conduire à des abus. Comme de demander des retraits à des fins autres que la lutte antiterroriste. Le grand défi du contre-terrorisme est que tout ce que nous développons a un impact potentiel sur les libertés publiques (en termes de libertés religieuse, de pensée, d’expression ou de vie privée…). Mais je suis confiant qu’on arrive à un compromis. La volonté politique est très forte.
Le gouvernement belge veut la légaliser : l’infiltration en ligne pour les services de renseignement. Est-ce un outil indispensable contre le terrorisme ?
Les méthodes particulières sont de la responsabilité des Etats membres. Mais il me paraît indispensable de pouvoir déployer des méthodes d’enquête fortes, toujours sous le contrôle de la justice. Cela doit toujours être le cas dans le cadre de mesures attentatoires aux libertés.
Il reste environ un millier d’Européens détenus en Irak et en Syrie (dont environ 600 enfants). Cela demeure-t-il une préoccupation majeure ? L’UE peut-elle faire quelque chose ?
Les Etats membres ne souhaitent pas que l’UE intervienne dans le débat du rapatriement. Certains explorent la possibilité de juger ces personnes dans la région, il y a des discussions avec l’Irak. En revanche nous sommes – et je le suis personnellement – assez investis, en attendant que les choses bougent sur les rapatriements ou les procès sur place, pour réduire le potentiel de radicalisation au cours de la détention des hommes, des femmes et des enfants. Les conditions de détention sont très dures, c’est un fait. Le camp de Al-Hol est surpeuplé ; son annexe internationale, où se trouvent nos ressortissants, est sous la férule de femmes hautement radicalisées, sympathisantes actives de Daesh, qui font régner une sorte de terreur dans le camp. Il y a des enfants qui sont, par définition, des victimes. Qu’est-ce qu’on peut faire pour scolariser ces enfants et améliorer les conditions sanitaires ? On y travaille.
Au printemps vous avertissiez qu’il existait un risque que la crise sanitaire dope le terrorisme. L’avez-vous observé ?
Non, en dépit des attentats récents car ils n’ont, semble-t-il, pas de lien avec la crise sanitaire. Mon point était plutôt de dire : « Attention que la crise sanitaire ne se traduise par une crise sécuritaire… à terme ». Je continue de penser qu’à moyen terme il pourrait y avoir un risque accru : avec le chômage qui augmente considérablement, avec la pauvreté, des budgets étatiques mobilisés par l’urgence… Ce qu’on a vu, en revanche, lors du premier confinement c’est une augmentation significative de la propagande d’extrême droite violente sur Internet. Cela a le potentiel d’augmenter la radicalisation et donc la violence. Première préoccupation. Seconde préoccupation : la désinformation. Avec des pays souvent externes à l’Union qui cherchent à souffler sur les braises pour diviser. On pourrait voir cette désinformation contribuer à encourager la radicalisation violente, comme avec le conspirationnisme de QAnon aux États-Unis. Enfin, il y a la désinformation sur la situation de l’islam en Europe, comme si nos sociétés étaient islamophobes. Ce qui est totalement faux et venant souvent de pays qui ne sont pas des modèles de démocratie. Je dis souvent, quand je vais dans les pays arabes, que mon pays, la Belgique, respecte constitutionnellement le droit de croire ou ne pas croire ; mais qu’on va même plus loin en payant le salaire du curé, du pasteur, du rabbin… et de l’imam. On voit bien, dans le calcul de Daesh mais aussi de certains Etats, l’intention de tendre les communautés.
Par : Louis Colart
Source : https://plus.lesoir.be/337740/article/2020-11-13/gilles-de-kerchove-je-suis-frappe-par-la-ferveur-religieuse-des-derniers