Depuis samedi, l’Iran est en proie à une nouvelle vague de protestations, après la reconnaissance, le même jour par Téhéran, de sa responsabilité dans le drame du Boeing ukrainien abattu par erreur par un missile iranien mercredi dernier. Un crash qui a fait 176 morts, majoritairement irano-canadiens.
Ces manifestations contredisent les analyses de nombreux experts pour qui l’assassinat du général Kassem Soleimani lors d’un raid américain à Bagdad, début janvier, marquait la fin certaine du mouvement de contestation qui avait pris de court la République islamique, suite à une hausse du prix des carburants, courant novembre. Bien qu’étouffé par le pouvoir au prix de centaines de morts, le mouvement avait mis en lumière le ras-le-bol de larges pans de la société iranienne face à la crise économique qu’ils subissent de plein fouet et à ce qu’ils perçoivent comme la priorisation des enjeux régionaux au détriment de la justice sociale. La répression par le pouvoir avait également témoigné de l’existence d’un puissant système de contrôle du net pour couper les communications entre les Iraniens et le reste du monde.
Après la mort de l’ancien commandant en chef de la brigade al-Qods, les fractures au sein de la société iranienne semblaient effectivement avoir été mises en veille. Les foules immenses qui se sont rassemblées dans tout le pays pour exprimer leur tristesse et leur colère suite à la mort de Soleimani ont rappelé, d’une part, qu’une partie du pays était toujours fidèle au régime en place et, d’autre part, qu’il était possible de raviver le sentiment national parmi ceux qui honnissent le système lorsqu’une puissance étrangère s’attaque à l’un des symboles forts de la patrie. Force est toutefois de constater que pour l’heure les principales victimes de la période suivant l’élimination de M. Soleimani sont iraniennes. Les autorités du pays se sont engouffrées dans une communication cacophonique suite à l’abattage « par erreur » du Boeing ukrainien peu de temps après son décollage de l’aéroport de Téhéran. Et, le 7 janvier, alors qu’une marée humaine s’était rassemblée dans la ville natale de l’ancien général, Kerman, pour participer à ses funérailles, l’hommage national a tourné au cauchemar après qu’une bousculade eut entraîné la mort de plus de 50 personnes.
Colère des Iraniens
La reconnaissance de la responsabilité iranienne après trois jours de démenti catégorique suscite aujourd’hui l’ire d’une partie de la population. Des centaines d’étudiants se sont ainsi rassemblés samedi soir pour rendre hommage aux victimes du crash, allumant des bougies et déposant des fleurs aux portes de leurs universités et de nombreuses places publiques de Téhéran. Un hommage qui s’est rapidement mué en manifestations de colère, auxquelles d’autres Iraniens se sont joints, que ce soit dans la capitale, à Shiraz, à Ispahan, à Hamedan, ou encore à Oroumiyeh. Des vidéos et des photos publiées depuis samedi dernier sur les réseaux sociaux dévoilent une foule de protestataires scandant « Mort aux menteurs ! », « Mort au dictateur ! », « Vous n’avez pas honte ! » ou appelant à la démission du guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei. Certaines photos publiées et non authentifiées pour le moment montrent même des manifestants en train de déchirer des portraits de Kassem Soleimani.
Réactions des autorités
Le pouvoir tente de tarir les
critiques qui lui sont faites en exprimant des remords, tout en essayant
de rediriger la colère de la population vers les États-Unis, accusés
d’être à l’origine des tensions entre les deux pays, ayant mené à
l’abattage de l’avion. « L’enquête interne des forces armées a conclu
que de manière regrettable des missiles lancés par erreur ont provoqué
le crash de l’avion ukrainien et la mort de 176 innocents », a reconnu
ainsi samedi dernier le président iranien Hassan Rohani, qualifiant
ensuite l’abattage d’« erreur impardonnable ». De son côté, le ministre
des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif a exprimé « regrets,
excuses et condoléances », tout en insistant sur la responsabilité de
Washington dont « l’aventurisme a mené au désastre », ciblant
explicitement l’assassinat de Kassem Soleimani.
Le pouvoir a, par ailleurs, tenté de remettre en question la spontanéité des manifestations en arrêtant brièvement l’ambassadeur britannique Rob Macaire, accusé d’être impliqué dans la provocation d’« actes suspicieux » dans le pays. Dans le centre-ville de Téhéran, entre 100 et 200 personnes ont à cet égard manifesté hier après-midi devant l’ambassade du Royaume-Uni à Téhéran, brûlant un drapeau britannique et appelant à la fermeture de ce qu’ils nomment « l’ambassade de la trahison ».
Il n’empêche que les autorités sont attaquées de toutes parts, aussi bien par les conservateurs que par les réformistes. Selon le New York Times, Hamideh Zarabadi, député au Parlement, a insisté sur la nécessité d’organiser des funérailles nationales pour les victimes du crash et d’inscrire sur chaque cercueil 80 millions de fois « maudite soit la guerre », une saillie visant indirectement, selon le quotidien américain, l’attitude du guide suprême Ali Khamenei et des conservateurs bombant le torse à l’idée d’un conflit avec les États-Unis, depuis la mort de Soleimani.
La presse elle-même n’épargne pas les autorités. Le rédacteur en chef de l’agence officielle Tasnim News, Kian Abdollahi, a qualifié de « catastrophique » le mensonge du pouvoir au sujet du crash de l’avion ukrainien et considère que tous les officiels qui ont caché la vérité à ce sujet doivent être poursuivis. Chose rare, la télévision d’État a même évoqué à l’antenne les manifestations et mentionné que des étudiants avaient scandé des slogans contre le régime.
Les unes sur fond noir des journaux étaient légion hier en Iran, en hommage aux victimes du crash. Le quotidien officiel iranien, Iran, a publié la liste des noms des victimes sur sa première page, titrant « impardonnable ». « Présentez vos excuses, démissionnez ! » a titré pour sa part le quotidien réformiste Etemad.
OLJ